Aliénation/émancipation

Quelle aliénation ? Quelle émancipation ?


Aliénation et émancipation sont deux concepts qui peuvent à première vue être envisagés comme deux pendants logiques l’un à l’autre, comme les deux mouvements du même balancier. L’aliéné serait ainsi libéré de ses chaînes dans le mouvement émancipateur. Or, à bien y regarder, on constate qu’il existe un jeu entre ces deux concepts, qui participent à des logiques complémentaires mais néanmoins distinctes.

L’aliénation tout d’abord est un processus essentiellement discursif qui consiste à placer l’autre dans une position d’Autre qui devient alors essentialisante ; ainsi l’aliéné est déclaré comme tel par le discours normalisant du psychiatre et/ou de la société. L’aliéné est pris dans un devenir autre qui n’en finit pas et subit le discours d’aliénation qui est posé sur lui. Il est également “aliéné” dans le sens où il devient étranger à lui-même, enfermé dans une incapacité à accéder à ses propres émotions et à avoir une prise, tant sur lui-même que sur le monde qui l’entoure. L’aliénation mentale entraîne alors le plus souvent un internement dans une institution, internement jugé nécessaire, voire salutaire dans la logique d’une altération de la subjectivité qui invalide l’autonomie du sujet.

L’aliénation est une forme de marginalisation radicale, en ce qu’elle pose l’Autre non plus dans les marges du discours, mais dans un au-delà. L’aliéné, dans le langage courant, c’est d’abord le fou, qui en constitue l’archétype, mais c’est également le sujet colonisé, la femme soumise par le patriarcat - toute forme de devenir minoritaire qui est mis au ban du langage dominant.

L’aliéné, souvent sujet isolé, ne se confronte pas directement à un autre individu, mais plutôt à un discours «aliénant» : il n’y a pas de rapport de réciprocité, mais au contraire, une asymétrie du pouvoir qui écrase l’individu en le relégant à sa périphérie.

Dans cette logique, quel rôle l’émancipation peut-elle avoir ? Autant l’aliénation est un processus subi de manière passive, autant l’émancipation suppose l’appropriation active d’un pouvoir, voire, plus proche du sens étymologique, l’affranchissement d’une tutelle paternelle.

L’émancipation, par ailleurs, est un processus qui recouvre une dimension souvent à la fois personnelle et collective : c’est en s’inspirant de luttes d’émancipation collectives que l’individu trouve la force de s’émanciper en affirmant sa subjectivité propre.

Mais quel est le rapport de l’émancipation avec l’aliénation ? En est-elle la suite, la résolution ? L’émancipation apporte-elle une réparation au dommage subi par l’aliéné libéré de ses chaînes ?
  • Le rôle de la littérature
La littérature a-t-elle la possibilité de dire l’aliénation, une expérience qui se situe pourtant au-delà du langage, si, comme le pense Foucault, la folie n’a pas d’oeuvre ? Son rôle ne pourrait pas, dès lors, être de redonner la parole et de briser la logique de l’aliénation ? Quel serait alors le rôle de l’esthétique littéraire dans la mise au jour et la déconstruction des mécanismes de l’aliénation ? Ces deux vocations sont-elles compatibles ?

Enfin, comment la littérature peut-elle participer d’un projet d’émancipation, sur le plan individuel, puis sur le plan collectif ? La littérature a-t-elle un rôle politique ? Se fait-elle l’écho du mouvement émancipateur d’un individu, ou d’une communauté, ou a-t-elle la possibilité d’en être à l’origine même ?
  • Angles d’approche en civilisation

Dans le domaine de la civilisation, ce séminaire a vocation à explorer le thème “aliénation/émancipation” en couvrant des champs disciplinaires variés et complémentaires (histoire sociale et politique, histoire des idées, sociologie, histoire de la psychiatrie, histoire des femmes …) ainsi qu’une aire géographique ample : le monde anglophone. Par son intitulé, “Aliénation/Emancipation”, ce séminaire invite à traiter naturellement de questions d’oppression, de lutte pour la reconquête d’une liberté perdue ou la conquête d’une autonomie nouvelle, de mouvements pour les droits civiques ou abolitionnistes, de conflits de pouvoir, de perte ou de (re)construction de l’identité, tant individuelle que collective.

  • Perspectives linguistiques
Dans son livre intitulé The Language War, la linguiste Robin Lakoff s’étonne : « Language is just air after all – it is not a gun, it has no power of its own. Yet it changes reality. How is air transmuted into concrete reality – how does language become action? »[1] La lutte pour le pouvoir des mots est au cœur de la thématique du séminaire. Si l’aliénation est indissociable du discours qui la produit, quelles sont les formes de ce discours, quelles conceptualisations construit-il, et qui en sont les auteurs ? L’émancipation se fonde-t-elle d’abord sur une appropriation du pouvoir des mots, préalable à une nouvelle mise en discours et, partant, à une reconceptualisation de l’individu aliéné en individu émancipé ? Une telle reconceptualisation est-elle véritablement possible ? Le discours émancipé peut-il s’affranchir totalement et durablement du discours normalisant ? Ce séminaire sera l’occasion de creuser les concepts de tabou linguistique, dysphémisme, euphémisme et néologisme qui sous-tendent l’ensemble des discours d’aliénation et d’émancipation, que ceux-ci portent sur le handicap (mental, physique, etc.), la femme, les minorités ethniques et sexuelles, le troisième âge, les pauvres ou tout autre figure minoritaire.

[1] Robin Lakoff, The Language War, Berkeley, University of California Press, 2000, p. 21.
 

Alienation how? Emancipation how?


Alienation and emancipation are two concepts that may at first glance be viewed as equal and opposite, like the to and fro of a pendulum. On this view, it is the to that would free the alienated of his/her chains. However, if we look more closely, we note an interplay between the two concepts, which function in ways that are complementary but distinct.

First, alienation is an essentially discursive process that involves placing the other in a position as Other that accordingly takes on an essentializing effect; the alienated is thus diagnosed as such by the discourse of normalization, be it that of the psychiatrist or that of society. The alienated finds him-/herself engaged in a war-of-becoming without end, in thrall to the discourse of alienation imposed upon him/her. (S)he is also “alienated” in that (s)he becomes a stranger to him-/herself, unable to access his/her own emotions or to achieve any mastery over him-/herself or the world around him/her. Mental alienation therefore leads in most cases to institutionalization – institutionalization being considered necessary, or even desirable, as a method of purging the dysfunctional subjectivity depriving the subject of his/her autonomy.

Alienation is a form of radical marginalization, in that it no longer exiles the Other to the margins of the discourse but beyond. In colloquial terms, the alienated first evokes the madman/-woman, the archetypal alienated, and then the subject colonized, the woman subjugated by the patriarchy – in short, anyone destined to be part of a minority cast aside by the language that dominates.

The alienated, isolated as he/she often is, is not pitted against any particular person directly, but rather against a discourse “that alienates”: the relationship is not one of reciprocity, but its opposite – one characterized by an asymmetry of power that crushes the individual, pushing him/her to its periphery.

In these circumstances, what can the role of emancipation be? Just as alienation is a process that is experienced passively, so too does emancipation presuppose the active appropriation of some power, or even – to use the term in a manner more consistent with its etymology – self-liberation from the wardship of some paternal figure.

Also, as a process emancipation is often personal and collective at the same time: by drawing inspiration from collective struggles to achieve emancipation, the individual finds the strength to achieve his/her own emancipation by asserting his/her own subjectivity.

But what is the relationship between emancipation and alienation? Is alienation the logical consequence of emancipation, an answer to it? Does emancipation repair the harm suffered by the alienated, once freed of his/her chains?
  • The role of literature
Is literature truly capable of depicting alienation, an experience that exists outside the realm of language, given – as Foucault claims – that madness produces nothing of artistic quality? For this reason, is it not possible that its role is to restore the capacity of self-expression and halt the process of alienation? What, then, is the role of the literary aesthetic in exposing and deconstructing mechanisms of alienation? Is it even possible to do both at the same time?

Finally, how can literature be part of an attempt to achieve emancipation on an individual level and on a collective level? Does literature have a role to play politically? Is its role limited to relating the emancipation of an individual or a community, or is it capable of being a catalyst for emancipation?
  • Historical, cultural and social approaches

With reference to the field of historical, cultural and social studies, this seminar is intended to explore the theme of “alienation/emancipation” by drawing upon a variety of complementary disciplines (social and political history; history of ideas; sociology; history of psychiatry; history of women; and so on) in relation to the broader geographic area of the English-speaking world. Given its title, “Alienation/Emancipation”, this seminar is a natural invitation to deal with issues such as oppression; the struggle to take back lost freedoms or to achieve a new independence; civil-rights and abolition movements; power struggles; and the loss and (re)construction of both individual and collective identity.
  • Linguistic approaches

In her book The Language War, linguist Robin Lakoff expresses surprise at the fact that “[l]anguage is just air after all – it is not a gun, it has no power of its own. Yet it changes reality. How is air transmuted into concrete reality – how does language become action?”[1] The fight for the power inhering to words is at the heart of the theme of this seminar. Is alienation indissociable from the discourse that produces it, what forms does this discourse take, how does it manifest itself conceptually, and who creates it? Does emancipation consist in the appropriation of the power of words, as a preamble to the advent of a new discourse and, therefore, to a reconceptualization of the alienated as emancipated? Is such a reconceptualization truly possible? Is the newly emancipated discourse capable in the long term of fully divesting itself of the discourse that normalizes? This seminar will be an opportunity to discuss the concepts of linguistic taboo, dysphemism, euphemism, and neologism underlying discourses of alienation and emancipation, whether relating to disability (mental, physical, and so on); women; ethnic and sexual minorities; the elderly; the poor; or any other minority.

[1] Robin Lakoff, The Language War (Berkeley: University of California Press, 2000), 21.

Mis à jour le 19 septembre 2024