Intersectionnalité, cultures et politiques

Forgé par Kimberlé Crenshaw (1989), le concept d’intersectionnalité est le plus souvent associé à la théorie féministe noire américaine et au projet politique de théoriser les rapports entre le genre, la classe et la race. Toutefois il a été repris et élaboré par d’autres courants de la pensée du XXème et du XXIème siècle ayant pour projet la déconstruction des oppositions binaires et de l’universalisme dans les sciences sociales contemporaines ainsi que l’étude des inégalités, de la différence et de la diversité (Phoenix, 2006 ; Brah et Phoenix, 2004). Les études postcoloniales (Mohanty, 1988 ; Mani, 1989), les Diaspora Studies (Brah, 1996), la théorie queer (Butler, 1989) et les cultural studies en général utilisent toutes l’intersectionnalité afin de conceptualiser des identités multiples et changeantes.
L’intersectionnalité explore la manière dont les catégories de race, de classe et de genre sont entrelacées et mutuellement constitutives et dont la race, la classe et le genre interagissent dans les réalités sociales, culturelles, politiques et matérielles pour produire et transformer les rapports de pouvoir (Anthias et Yuval-Davis, 1983 ; Yuval-Davis, 1997 ; Anthias, 1998 ; Collins, 2000). L’intersectionnalité se veut une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle (Sirma Bilge 2009).
L’approche intersectionnelle va au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression opérant à partir de ces catégories et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales (Crenshaw 1989 ; Collins 2000 ; Brah & Phoenix 2004). Elle propose d’appréhender « la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs » (Stasiulis 1999).

Les différents axes du CREA, en particulier l’axe « Politiques, arts et cultures », mais également les axes plus littéraires et dédiés au langage pourront aisément se saisir de l’approche intersectionnelle pour interroger les pratiques théoriques et critiques modernes, les représentations culturelles de la différence et de la diversité en littérature ou au cinéma, ainsi que les réalités et les pratiques sociales mais aussi les dispositions institutionnelles et les idéologies culturelles dans l’ère anglophone.
L’objectif de ce séminaire sera donc de suivre l’itinéraire tant militant qu’universitaire de ce concept, des questions qu’il pose, de l’intérêt ou au contraire de la prudence qu’il suscite, des zones de turbulence qu’accompagne son transfert progressif vers d’autres horizons culturels et sociétaux. Son itinéraire, mais aussi le champ des possibles qu’il a autant révélés qu’ouverts dans les domaines connexes de la littérature et des arts, depuis l’émergence de voix qui pointent la singularité de situations longtemps cantonnées à la marge, jusqu’à la revendication à une visibilité étendue et aux réactions virulentes qu’elle provoque. Afin de suivre l’évolution de ce concept militant on croisera les approches, les disciplines, les terrains d’investigation, les expériences (histoire ; politique ; culture visuelle ; littérature ; études de genre…).

Séances de séminaires et événements à venir


1- Séance Théorique – workshop lecture du texte de K. Crenshaw (juin 2019)

Né en 1989 sous la plume de Kimberlé Crenshaw, le concept d’intersectionnalité fait apparaître l’angle aveugle du militantisme traditionnel qui échoue à rendre compte des discriminations croisées que subissent des populations doublement marginalisées. C’est le cas des femmes noires américaines par exemples, laissées pour compte d’un féminisme mainstream essentiellement blanc, mais aussi des mouvements de lutte contre le racisme, où les considérations de sexe peinent à entrer en jeu, comme des revendications syndicales, où les questions de couleur sont peu prises en compte. Invitant à réfléchir les discriminations non plus en terme d’absolus, mais au point de leur intersection, le terme a rapidement essaimé, ouvrant de nouvelles perspectives pour un militantisme moins exclusif, conscient des multiplicités des oppressions croisées – mais un militantisme alors, souvent, soupçonné en particulier en France de faillir à un universalisme soudain mis à mal.
On tâchera de revenir dans cette première séance sur les origines et les déclinaisons du concept à partir de la lecture du texte de Crenshaw. Le texte aura été rendu disponible par le biais du site du CREA en amont de la séance et une présentation en sera faite, suivie d’un débat.


2- Identity politics (octobre 2019)

Depuis les années 1990, un certain nombre de chercheurs issus de la théorie critique se sont posé la question de l’efficacité des politiques identitaires face aux politiques universalistes ou assimilationnistes, de la mise en avant de la « différence » et de ses retombées politiques, de la distinction entre politiques de « reconnaissance » et politiques de « redistribution » ou politique de « présence » et politiques « d’idées » . S’il est clair que les politiques universalistes mettent par trop en avant les aspects économiques et les « marqueurs objectifs de la pauvreté » et ignorent finalement les différences et les exclusions qu’elles promettent de gommer, les politiques identitaires peuvent à leur tour effacer les différences (ethniques, de classe, religieuse ou culturelles) à l’intérieur des catégories qu’elles institutionnalisent. Les politiques identitaires particulièrement en vogue aux Etats-Unis, auraient eu finalement pour résultat la « naturalisation » des inégalités économiques.
On reviendra dans cette deuxième séance avec un intervenant extérieur sur le concept d’« affections blessées » de la politique identitaire développé par Wendy Brown, ou encore sur l’argument de Nancy Fraser, qui reproche aux politiques de « reconnaissance » d’être devenues trop étroitement liées aux politiques identitaires.


3- Intersectionnalité et question du point de vue en littérature (janvier 2020)

The Argonauts de Maggie Nelson : « a pregnant woman who thinks »
A travers le récit de Maggie Nelson, on s’intéressera aux questions posées par la maternité contemporaine, à l’intersection de la biologie et du queer dans un récit de grossesse qui propose la possibilité d’une maternité transgressive, vécue non plus comme conformisme ultime aux règles de la famille hétérosexuelle, mais comme manière de repousser les limites de l’être et de la définition de l’appartenance familiale. Devenir mère, est-ce forcément réaliser son destin biologique ? Est-il possible de redéfinir la maternité comme expérience radicale et dissolution des limites du moi ? Peut-on ainsi être femme, mère, feministe et queer ? Peut-on rédiger un texte qui soit à la fois un récit autobiographique et un traité critique, transgenre et trans-genre à la fois ?


4- Colloque « Queering the city » (mai 2020)

Ce colloque posera plus précisément la question de la relation entre genre/sexe/sexualités/classe/race et espace. Est-il possible, dans un espace urbain marqué par le genre, mais aussi la classe, la race et l’appartenance sociale, de résister aux contraintes, de « queeriser » la ville ? Si l’on entend le terme « queer » dans le sens où l’utilise Kath Browne (2006) (« Des géographies queer au-delà des genres et des sexualités ») : « qui opère au-delà des pouvoirs et des contrôles qui assurent le respect de la normativité », alors « queeriser la ville » doit aussi impliquer de redessiner, reconceptualiser, repenser, recartographier de façon à refaire les corps, les espaces et les géographies. On interrogera l’idée qu’une inscription dans l’espace n’implique pas forcément une « fabrication des territoires » par des collectifs et des individus, mais plutôt, dans des rapports plus souples individus/territoire, la construction des identités « avec du territoire ». L’identification territoriale, l’inscription dans l’espace, en d’autres termes le « rendre visible » dont parle Michel Lussault, ou le « creating a sense of place » dont parle Doreen Massey, sont-ils des stratégies possibles pour les groupes invisibilisés de « faire de l’espace », de se « l’approprier », le « queeriser », le « dégenrer » ?



 

Mis à jour le 21 mars 2024